La croissance économique

Aujourd'hui la plupart des économistes utilisent le PIB comme indicateur de richesse, et donc la croissance du PIB, devenue simplement « la croissance », comme indicateur de performance économique. Le PIB, c'est le calcul de l'ensemble des richesses que l'on produit dans un pays. Derrière ceci la logique est simple. Plus on produit de richesse, plus on est riche collectivement, plus on est riche en moyenne et mieux l'on vit. Et de se fixer comme objectif la croissance, de déterminer les leviers de celle-ci, la baisse du chômage, l'augmentation du temps de travail, de la productivité, la flexibilité... Et de diagnostiquer l'état de santé des pays... La France est en déclin, nous dit-on, son économie va mal. Et de prôner les remèdes à la pauvreté galopante. Ces notions sont largement diffusées par les médias et présentées comme référence, tant et si bien que l'on oublierait presque de les remettre en question. Car au fond, les raisonnement sont juste, mais le cadre est-il le bon ? En réalité, comme nous allons le montrer, la croissance du PIB érigé en objectif économique est humainement incomplète, socialement inadéquate et environnementalement inconsciente.


Au niveau humain


Il nous faut avant toute discussion déterminer ce que l'on considère comme souhaitable pour une société. Plusieurs analyses existent à ce sujet. On citera la démarche utilitariste, qui pose comme souhaitable de maximiser la somme des utilités individuelles, elles même définies comme la satisfaction des désirs et des besoins humains. Mais la notion d'utilité reste difficile à définir c'est pourquoi nous lui préférerons la démarche, développée notamment par Amartya Sen, qui consiste à juger souhaitable de maximiser les libertés positives des individus, c'est à dire non pas la réalisation de leurs désirs et besoins mais la capacité qu'ils ont de définir eux même ceux-ci, et la possibilité pour eux de les satisfaire. Un des principaux arguments en faveur de cette démarche et de considérer que quelqu'un de pauvre aura tendance à revoir ses désirs à la baisse, et que par conséquent ce ne sont pas la satisfaction des désirs qu'il faut prendre comme critère d'utilité, mais la liberté des hommes à choisir ce qu'ils peuvent désirer.


L'argent est certainement un facteur de liberté. Le fait d'en posséder plus nous ouvre des portes. Il permet de satisfaire nos besoins fondamentaux. Ainsi au premier abord la richesse peut sembler être la bonne mesure de ce que nous souhaitons à une société : si l'argent n'est pas un objectif en soi, c'est néanmoins un moyen sûr d'en atteindre d'autre. Une première critique que l'on peut formuler contre cette façon de voir vient de la constatation que la réalisation personnelle ne passe pas forcément par l'argent, ni par ce qui en coûte. L'argent n'est pas le seule moyen, il n'est pas le seul facteur de liberté. Si l'on devait recenser les besoins et les désirs de l'être humain, il y aurait la nourriture, la santé, le plaisir sous toute ses formes, le confort, mais aussi la qualité des relations sociales, de l'environnement, l'acceptation et la reconnaissance, et enfin d'autres buts comme aider les autres, transmettre des valeurs à sa descendance, faire avancer la connaissance humaine, créer. On le voit certains de ces besoins et désirs nécessitent d'avoir de l'argent quand d'autres, et non des moindres, ne peuvent être acheté, parfois sont gratuits, d'autre fois même peuvent rapporter de l'argent.


Ainsi l'argent n'est pas le seul facteur de liberté. Parallèlement la pauvreté n'est pas le seul obstacle à la liberté. Il existe une quantité de facteurs qui détermine notre liberté et la possibilité que l'on a d'accomplir ou non nos objectifs personnels. En réalité l'éducation que l'on reçoit, notre environnement, notre physique, notre sexe, notre origine ethnique, notre religion, ou encore l'endroit où l'on grandit, sa culture dominante, son système social et son système politique ont un impact bien plus important sur ce qu'il nous est possible de réaliser et de vivre que notre richesse. Tous ces critères cités ont par ailleurs un impact sur notre capacité même à obtenir des richesses.


L'argent n'est pas le seul moyen et son manque n'est pas le seul obstacle. Voilà pourquoi le critère de la richesse est incomplet humainement. Voilà pourquoi toute politique devrait avant tout se préoccuper de réunir les conditions nécessaire à l'augmentation de la liberté du plus grand nombre plutôt que de chercher uniquement à maximiser notre richesse.


Au niveau social


Mais même en considérant ceci, on pourra se dire que l'argent, si ce n'est pas le seul, est un facteur de liberté néanmoins et qu'il serait idiot de ne pas l'optimiser. Mieux vaut en avoir trop que pas assez. L'idée de croissance économique reste donc en un sens assez logique... Encore faut-il que cette croissance soit « utile », c'est à dire souhaitable. Or même en matière de richesse le PIB n'est pas un bon indicateur.


D'abord parce que la richesse est en grande partie relative, et se définie par rapport aux autres. Etre riche au XXIème siècle n'a pas le même sens qu'au XVème. En fin de compte le critère premier ce sont les inégalités, par rapport aux autres pays (et ceci, le PIB peut le mesurer) mais aussi au sein d'un même pays, et sur ce dernier point le PIB ne nous dit rien. Ensuite, Un millionnaire ne vivra pas de la même façon le fait de gagner 1000 euros qu'un smicard. Une augmentation de richesse peut ainsi être futile ou déterminante. Enfin une production de richesse peut être utile ou non, et parfois constituer un simple gachi, ou encore la réparation d'un dégât. Une politique économique et sociale peut avoir un impact sur la façon dont on utilise notre richesse (et en particulier si l'on s'en sert pour rémunérer le travail, pour rémunérer l'apport de capital ou encore pour investir), mais ceci non plus le PIB ne nous l'indique pas : détruire pour reconstruire est une production de richesse.


Revenons sur l'idée de répartition, car elle pose un problème fondamentale. Faut-il répartir ? Certes la richesse créée peut être plus ou moins bien, mais n'oublions pas que l'argent se gagne. Il semble donc injuste de répartir, c'est à dire de prendre à ceux qui créent de la richesse pour donner à ceux qui n'en créent pas. Cet argument se justifie. On remarquera juste qu'il est beaucoup plus facile de s'enrichir quand on a déjà de l'argent, car on possède une capacité d'investissement plus importante. A ce titre, la vie est comme une partie de monopoly : plus on a d'argent, plus on en gagne. Autrement dit l'argent ne se gagne pas forcément à la peine ni au talent, et dans nos sociétés les écarts et les inégalités vont grandissants, et c'est néfaste même pour l'économie. Répartir l'argent consiste donc à donner sa chance à tout le monde, rien de plus. Tant que la richesse à elle seule pourra rapporter de l'argent, il faudra bien qu'il en soit ainsi.


La loi du marché est donc celle du plus fort. Le marché n'est pas une démocratie. Il en résulte l'assujettissement des individus aux grandes entreprise, celle des pays pauvres aux pays riches. C'est la conséquence logique de toute libéralisation. Les agriculteurs d'Afrique sont impuissant quand les produits subventionnés par l'Europe leur font concurrence. Les pays africains se font "piller" leurs ressources, car seul les entreprises occidentales possèdent les moyens de les exploiter. En fin de compte la croissance économique ne peut être viable que si elle sert à financer une politique sociale. C'est ce qu'offre par exemple l'intégration à l'union européenne par un système de subventions. Or au niveau international, aucune politique sociale globale n'est envisageable, c'est pourquoi le libéralisme économique y est destructeur.


Nous le voyons l'augmentation de la richesse n'est pas tout : sa juste utilisation est déterminante. L'augmentation de la richesse ne doit pas se faire au prix d'une moins bonne répartition, et c'est sur ce point que devrait porter l'essentiel des politiques.


Le prix de la croissance

Nous voyons bien que la croissance est un indicateur imparfait. Ce ne serait rien s'il était inoffensif. Voyons donc maintenant les impacts de l'objectif de croissance.

L'objectif de croissance et l'augmentation des richesses a une première conséquence négative : c'est de promouvoir ses aspects inutiles et néfastes que nous décrivions précédemment. Nous vivons dans une société qui encourage la consommation pour soutenir la croissance, une société dans laquelle la publicité (elle même dépense futile ?) nous enjoint à toujours suivre les dernières modes et à changer de garde robe chaque année, qui encourage la superficialité, la satisfaction de plaisirs immédiats, dans laquelle tout est jetable, rien ne dure, dans une telle société c'est le gâchi qui est de mise, au moins chez le consommateur final, car le gâchi est un facteur de croissance. Pourtant, hormis le plaisir que peut procurer la consommation de biens, le gâchi n'est a priori pas vraiment souhaitable dans une société. Comparons la société à une famille : que dirions nous d'une famille qui chaque jour fabriquerait de nouvelles chaises avec des ballots de paille, chaises inutilisables à la fin de la journée, quand leur voisin fabriquerait une fois pour toute de solides chaises en bois ? Quelle est la famille la plus sage ? Et bien croyez-moi, c'est bien la première famille, celle dont les enfants travaillent chaque jour pour créer des richesses éphémères et de mauvaise qualité, qui obtiendrait la palme de la croissance.

La deuxième conséquence négative, ce sont les choses que l'on sacrifie à cet objectif de croissance. Ce sont toutes les autres utilités que nous citions en commençant notre discours. Quand on se met au service de cet objectif, cela comprend : flexibilité, stress, productivité, concentration des zones commerciales et industrielles, rationalisation, urbanisation, exode rural, formatage des biens culturels et de consommation, appauvrissement et exclusion de certaines catégories sociales, bombardage publicitaire, manipulations. Optimiser l'économie signifie négliger les objectifs que sont la qualité de la vie, de l'environnement, des relations sociales, l'épanouissement, la santé. Après tout la première famille de notre exemple est moins bien assise et peine plus que la seconde. On en vient à se poser cette question naïve : l'homme est-il au service de l'économie ou est-ce l'inverse ?

Enfin, bien sûr, et ce n'est pas négligeable, il y a les effets "secondaires" sur l'environnement, à savoir : la baisse de la biodiversité, la pollution lumineuse, chimique, la segmentation des milieux naturels et les modifications climatiques. Pensons une dernière fois à notre exemple et comparons la consommation de nos deux familles en matière première, ainsi que leur production de déchet... Tout ces inconvénients peuvent se comprendre de la façon suivante : le marché est aveugle. Il ne "voit" pas l'humain, le social, l'environnemental, le culturel, et en fin de compte, tous les paramètres qui pour nous ont de la valeur dans ces domaines, mais qui ne sont pas forcément quantifiables économiquement, paraissent pour le marché sans valeur, sauf à travers les impacts qu'ils peuvent éventuellement avoir en retour sur le marché. Au fil des ans on s'aperçoit que la loi du marché investit de plus en plus de domaines, et en particulier les domaines de la connaissance et de la culture. Sa loi, celle du court terme et du risque zéro, conduit à la rationalisation des processus, à l'uniformisation des biens, à la loi du plus fort, et détruit sur son passage tout ce dont la valeur n'est pas quantifiable à court terme.

Encore une fois rappelons que la politique a un rôle et un pouvoir essentiel en la matière. Il est essentiel que des pays commencent à montrer l'exemple pour bouger les choses au niveau mondial. Réalisons qu'une baisse de la croissance n'est pas fatale si elle est mieux répartie et mieux utilisée, qu'une politique environnementale forte (qui serait capable de tenir tête face aux grandes industries) peut permettre de réaliser des économies énormes.


Conclusion

Ne soyons pas non plus aveugles : il est naturel et sain de créer des richesses et la croissance économique a permis énormément de choses dans nos pays, dont la profusion et la démocratisation de biens de consommations, un certain confort, un fort développement des techniques ainsi que la mise en place de politiques sociales palliant à ses effets négatifs, et sans lesquels rien de tout cela n'aurait été possible. Mais n'imaginons pas que la croissance diminue la pauvreté : sans politique sociale associée, elle creuse au contraire les inégalités. Elle rémunère naturellement plus les riches et moins les pauvres, car la richesse est source de profit, elle rémunère moins le travail et plus la finance par le biais même de la recherche de profit.

Certains rétorquerons qu'il faut de l'argent pour mener des politiques sociales. C'est vrai. Et le meilleur moyen d'en gagner est de supprimer toute politique sociale. On voit bien que ceci n'a pas de sens, qu'en se trompant d'objectif, on risque de supprimer les politiques sociales dans le but de pouvoir les développer. L'essentiel, donc, est de se fixer les bons objectifs, et, dans la prise de décision politique, de faire un bilan non pas économique mais global. S'il est bien sûr essentiel de préserver la liberté des entreprise, il ne l'est pas moins de protéger celle des individus.

Aujourd'hui nous arrivons à un point critique, au niveau social et environnemental. La croissance est molle, le monde financier prend le dessus sur le monde industriel avec une concentration de capitaux immenses et les bulles à répétition menacent notre économie tandis que certaines classes se paupérisent et que le travail est de moins en moins rémunéré, que les prises de risques qui créent l'innovation notamment dans le domaine culturel sont de plus en plus limités, que le marché investit de sa loi tous les domaines de la vie. Les pays riches et les états unis en premier lieux s'endettent pour soutenir leur croissance.

L'économie de marché commence à ressembler à un monstre qui mange ses enfants. Finalement dans tous les domaines un certain modèle est en train d'atteindre ses limites.

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