La nature de la science

Dans le précédent billet, nous avons constaté l'échec d'un réalisme scientifique stricte pour rendre compte de l'existence "à la première personne". Dans l'univers bloc contenant tous les possibles, tous les passés, tous les futurs, la notion d'existence est détérioré au point de ne plus avoir de réelle signification. Tout existe. Et dans cet univers bloc, mon existence, à moi, maintenant, ne peut être qu'arbitraire. Pourtant il faudrait relativiser cet échec. D'abord il n'est pas nouveau. A bien y réfléchir, l'univers-bloc de la physique newtonienne pose exactement les mêmes problèmes : le présent y est arbitraire. Avec la relativité, c'est pire encore, puisqu'il n'est plus absolu mais local. Finalement, la physique quantique ne fait que rendre plus criante l'absurdité du réalisme scientifique, en nous poussant à admettre l'existence non seulement du passé et du futur, mais aussi de tous les mondes possibles.

Plutôt que de foncer "tête baissée" dans une vision réaliste, selon laquelle la description scientifique serait un candidat ontologique et nos modèles théoriques la description de "ce qui est", demandons-nous plutôt : que nous dit la science ?


Le premier constat que nous pouvons faire est que la science est un produit du langage, de la conceptualisation. Or, comme nous en avons discuté dans un billet précédent, tout concept n'est qu'un corrélat : il existe à la mesure des ressemblances entre certaines données de mon expérience, de celle des autres et de leurs coïncidences. Le langage ne décrit pas ce qui est, il ne décrit pas mon rouge, mais uniquement des corrélations entre expériences, le fait que vous voyez rouge ce que je vois rouge. Mais alors pourquoi en serait-il autrement de la science ? Pourquoi croyons nous que la science devrait nous apprendre quoi que ce soit sur ce qui est si tout langage en est, par nature, incapable ?

Prenons ce constat au sérieux et tout s'éclaire. Qu'est-ce qu'une "fonction d'onde" si ce n'est la description d'un ensemble de corrélations entre différentes propriétés matérielles ? Et donc, que décrit la physique quantique, sinon l'ensemble de toutes les corrélations entre les mesures sur le réel que nous pouvons faire ? Nous nous étonnons, en physique quantique, que l'actualisation de la fonction d'onde suite à une mesure soit non locale, comme si les particules "communiquaient à distance". Mais nous ne devrions pas, car cette actualisation ne fait pas partie du modèle, et donc rien ne "communique à distance". Nous nous étonnons qu'il en soit ainsi : pourquoi donc le résultat de la mesure lui même, l'actualité, ne fait pas partie du modèle scientifique ? Simplement parce que le modèle scientifique ne nous parle pas de la réalité, mais de ses relations.

Autrement dit notre physique, à l'instar des mondes multiples d'Everett, est une coquille vide. L'objectivité repose entièrement sur un substrat subjectif. Seul le subjectif, l'expérience, existe. L'existence n'a de sens qu'à la première personne. La réduction du paquet d'onde de la physique quantique, cette actualisation du modèle, en tant qu'actualisation d'une réalité, en tant qu'instanciation d'un présent, est donc un phénomène subjectif par nature. C'est pourquoi il n'appartient pas lui même au modèle.

Est-ce à dire qu'il n'existe pas de réalité objective ? De même qu'on suppose qu'autrui est conscient comme je le suis, de même qu'on suppose que le présent est partagé par ce qui m'entoure, il n'y a aucune raison de croire que l'actualisation n'existe pas en dehors de nous, et donc le monde objectif existe, ou plutôt, l'objectivité est une approximation, une propriété émergente issue de l'intersubjectivité, de la transitivité de l'actualisation du réel. On en conclut donc que la subjectivité est elle même, en un sens, une propriété de la matière, hypothèse qui a déjà été étudiée en longueur sur ce blog... Cependant on prendra soin de distinguer subjectivité (ou existence) et conscience. Ce sera l'objet d'un prochain billet.

Un second constat découle du premier. En fin de compte toute réalité est subjective, et tout ce que l'on peut savoir découle, d'une manière ou d'une autre, d'une expérience subjective. Y compris ce que l'on sait par la science. Lors d'une expérience de physique, par exemple, il faut bien faire une mesure préalable pour "préparer" le système à étudier. On sélectionnera par exemple les particules dans tel état, et puisqu'on les mesure ainsi, on est capable de les modéliser - on instancie une fonction d"onde - et on peut ainsi prédire leur évolution. La première étape de l'expérience (scientifique) est bien une expérience (subjective), elle nécessite une actualisation préalable pour définir le système à étudier.

Il s'ensuit que le modèle scientifique, dont nous avions dit qu'il était la description des corrélations entre différentes mesures, est lui aussi purement subjectif, puisqu'il repose sur une actualisation initiale de la réalité (Précisions : ce n'est pas la théorie qui est subjective, mais une instance particulière de modèle scientifique appliquée à un système étudié). Et puisqu'il est subjectif, il ne décrit pas la réalité "en soi", mais la réalité "vue par". La fonction d'onde est relationnelle. Ceci rejoint précisément l'interprétation relationnelle de la physique quantique proposée par le physicien Carlo Rovelli.

Ainsi les problèmes d'interprétation de la physique quantique peuvent être vu comme un simple malentendu sur la nature du modèle scientifique, qui n'est pas ontologique, mais épistémologique, ou plutôt un mélange indistinct des deux, au sein duquel une indétermination fondamentale du réel est indiscernable d'un défaut de notre connaissance - en effet, comment peut-on distinguer, d'un point de vue purement subjectif, ce qu'on ignore de ce qui est réellement incertain ? Seule la décohérence nous permettrait finalement de distinguer - statistiquement - l'indétermination épistémique (quand les interférences ont disparu) et l'indétermination ontologique (quand la superposition d'état est mesurable).

La science n'a jamais cessé d'être inter-subjective, et de ne décrire que les relations entre nos mesures. Simplement, la physique classique nous laissait croire que décrire les relations entre les choses pouvaient épuiser la réalité. C'est vrai si ces relations sont univoques et déterministes. Qu'importe que votre rouge soit différent du mien, si la corrélation entre les deux est parfaite. Rouge désignera toujours le rouge. C'est quand ces relations deviennent corrélations, c'est à dire non plus certitudes mais propensions, quand l'incertitude n'est plus nécessairement un défaut de connaissance mais peut être fondamentale, que la différence se fait sentir, et que la vraie nature de la description scientifique apparait au grand jour.

Commentaires

Nicobola a dit…
Dommage que je n'ai pas les bagages physique et philosophique pour comprendre tout ça mais c'est vachement interessant ^^ Ça me rappelle qu'en biologie on aurait vraiment besoin de plus de philosophie des sciences ou au moins de mieux la considérer dans la formation. Il me semble que la position réaliste y est majoritaire sans qu'on ne s'interroge sur sa pertinence et malheureusement les créationnistes parasitent le débat en donnant aux biologistes l'impression qu'ils doivent défendre une réalité ontologique. Pourrais-tu m'indiquer de la bibliographie accessible sur l'instrumentalisme qui serait accessible à un novice comme moi? ^^
Quentin Ruyant a dit…
Effectivement, le paradigme dominant en biologie, à ma connaissance en tout cas, c'est de considérer que les effets quantiques sont négligeable, ou assimilables à du bruit, et donc que le réalisme est (approximativement) vrai. Ce qui est sans doute en partie justifié...

Ayant moi même une formation scientifique, et m'étant mis à la philosophie sur le tard, je suis tout a fait d'accord pour ce qui est de la formation philosophique, et pas seulement en biologie. Les créationnistes s'enfoncent généralement dans n'importe quelle brèche, pourvu que ça accrédite leurs croyances, et sur des thèmes qui ne sont pas strictement scientifiques (ou qui mélangent un peu tout)... Et les scientifiques ont parfois tendance à se braquer sur une vision un peu "scientiste" en retour pour se défendre, faute de recul philosophique.

En fait ce n'est pas tout a fait une vision instrumentaliste que je défend, puisque je pense que la science nous apprend effectivement quelque chose du monde, mais qui est de l'ordre des relations entre les choses et non pas des choses elle même.

Sur le sujet, il y a "De l'intérieur du monde : pour une philosophie des relations" de Michel Bitbol, qui est peut être un peu difficile... Peut-être que d'autres livres du même auteur sont plus abordables ? Sinon l'article sur l'interprétation relationnelle qui est en lien dans le billet. Je me suis aussi inspiré de "l'épistémologie naturalisée" de Quine, sur des sujets un peu connexes (et plus purement philosophiques).

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