La réalité est-elle une construction sociale ?

La réalité est-elle une construction sociale ? Les théories scientifiques sont-elles des fictions, au même titre que les mythes religieux ? Les électrons et autres photons sont-ils des artefacts de nos instruments de mesure ? Les représentations de la science sont-elles des projections de notre entendement sur une réalité amorphe ? Ces questions à l’opposé du sens commun semblent certainement étranges à la plupart d’entre nous, et pourtant, elles paraîtront familière à d’autres, et en particulier dans le milieu des sciences humaines. Elles sont propre à ce qu’on appelle souvent le mouvement post-moderne.


Relativisation

A l’origine de ce mouvement il y a sans doute une réaction saine au scientisme, c’est à dire à la prétention de faire de la description scientifique une description universelle et complète du monde, reléguant la métaphysique à un discours dénué de sens. Le mouvement s’appuie sur un certain nombre de considérations relativisant cette prétention :
  • La représentation scientifique du monde n’est pas le monde. Il s’agit avant tout d’un discours sur le monde.
  • Toute représentation scientifique et toute conception de la science, y compris de sa méthode, sont fondées sur des présupposés métaphysiques qui ne sont pas toujours explicites (par exemple la notion de substance, d’espace-temps, la notion même de réalité objective, de vérité). Si l’on creuse les choses, ces fondations peuvent s’avérer être un puis sans fond.
  • La pratique de la science elle-même s’accompagne également d’un ensemble de non-dits (par exemple dans la manière de faire correspondre la théorie aux expériences, la façon dont on recueille et analyse les données) qui s’apprennent “sur le tas”, mais ne sont pas aussi formels que certains voudraient bien le croire
  • Une théorie bien acceptée influence les expériences que l’on réalise, l’appareillage et la manière dont on interprète leurs résultats. L’appareillage lui-même n’est concevable qu’à partir de la théorie. Il y a une forme de circularité.
  • Les théories successives ne se ressemblent pas (par exemple la physique classique et la relativité). On ne peut donc pas considérer qu’une conception de la réalité puisse être en quoi que ce soit définitive.
  • Nous sommes “prisonniers” de notre situation cognitive, de nos facultés de conceptualisation et de représentation.

De là l’idée radicale (et excessive) que les sciences ne sont que des constructions sociales. Puisque la vérité ne peut être définie de manière absolue, elle n’est que consensus social. Les scientifiques “fabriquent” la réalité qu’ils croient dévoiler. Ils projettent leurs a-priori culturels et cognitif. Il créent des paradigmes fermés et auto-cohérents, composés d’instruments de mesures, de représentations métaphysiques et de modèles mathématiques. De là le “programme fort” de la sociologie, dont le projet est de définir la notion de vérité au sein même de la sociologie, faisant de cette dernière la discipline scientifique centrale, celle qui fonde les autres sciences (renversant ainsi la hiérarchie classique, réductionniste des sciences).

Convergence

Ce qui rend cette idée excessive, c’est qu’elle s’appuie sur l’imperfection de la science quand à son but affiché - établir un savoir universelle - pour postuler l’exacte opposé, à savoir que la science ne produit de savoir que local (à une culture, …). Or ce n’est pas parce que l’entreprise scientifique n’est pas exactement l’idéal qu’elle se fixe qu’elle n’y travaille pas. Ce n’est pas parce que la démocratie est imparfaite qu’elle est indifférenciable d’une dictature. Tout tend à montrer que le projet scientifique, au contraire, converge vers l’établissement d’un savoir universel :
  • Le langage mathématique est un langage formel, “universel”, permettant les échanges non ambiguës et assurant la cohérence interne.
  • L’universalité est au coeur du projet scientifique, puisqu’il s’agit, par un jeu de généralisations successives, d’extraire les régularités de la nature, de déterminer les lois qui s’appliquent “partout pareil”
  • La science n’est pas une théorie mais une méthode d’élaboration de théories. Elle est anti-dogmatique par essence, ce qui pousse par principe à une amélioration continue. Elle vise son propre renouvellement.
  • S’il peut exister des pratiques non-dites, il n’y a aucune raison de penser qu’on ne puisse les expliciter, les formaliser et converger vers un consensus. Le domaine du non-dit ne peut que s’amoindrir avec le temps.
  • Assimiler l’instrumentalisation à un artefact est une catégorisation arbitraire de nos interactions avec la nature. Il y a un continuum entre le microscope, la lunette, l’oeil, il est possible d’établir des correspondances entre chaque. Aucun appareillage n’est complètement isolé conceptuellement. Notre interaction avec le monde est un tissu de relations ininterrompu.
  • De la même manière il est possible d’établir des ponts entre les différentes sciences (la chimie, la physique, la biologie). Aucune théorie n’est isolée. L’histoire montre une convergence des théories scientifiques vers un corpus unique et cohérent, à l’inverse des religions qui tendent à se diversifier.
  • Les théories scientifiques se succèdent sans se ressembler, mais toujours vers un domaine ou une précision étendu et vers une élimination des hypothèses inutiles. A l’aulne d’une nouvelle théorie, l’ancienne fais figure d’approximation, non l’inverse.
  • Les sciences “fonctionnent”, elles sont effectives dans la prédiction. Les régularités existent indépendamment de notre volonté de les extraire. La réalité “nous résiste”. Les mauvaises théories disparaissent.

L'idée n'est pas de nier les singularités de différentes approches scientifiques, parfois incompatibles, ni leur éventuelle imprégnation culturelle. C'est de nier l'irréductibilité de ces incompatibilités, et affirmer qu'une convergence ou une discrimination par l'expérience est toujours possible. La garanti en est l'unicité du monde et l'existence de liens et de correspondances entre les différentes approches. Le continuum de nos interactions et l’universalité des mathématiques font que si deux théories viennent à être en concurrence, il sera possible soit de montrer leur équivalence, soit de les départager sur la base de l’expérience.
Cette convergence et la discrimination par l’expérience des différentes approches est précisément ce que vise la méthode scientifique. La science n'est jamais universelle en l'état, mais elle l'est à la limite, elle tend sans cesse vers plus d'universalisme.

Circularité


La science est donc plus qu’un mythe : c’est un “méta-mythe”, la méthode d’élaboration du “mythe” le plus vraisemblable... Si la distinction entre "la carte et le territoire" est pleinement assumée et que la représentation scientifique n’est conçue que comme un modèle ouvert aux interprétations diverses (non nécessairement ontologique mais par exemple, relationnelle), plus rien ne semble justifier la vision post-moderne. Certes selon cette conception la vérité semble être bâti sur des normes changeantes, temporaires. Mais n’oublions pas que la position post-moderne est elle même circulaire : quid de la vérité en sociologie ? Toute science est en un sens circulaire, cependant les sciences de la nature possèdent une stabilité bien plus importante que les sciences humaines, donc constitue une fondation plus solide sur laquelle construire un savoir.

Il reste cependant un argument plus profond, celui de la “prison cognitive”. Bien sûr nous sommes incapables de sortir de notre situation cognitive. Est-ce le monde que l’on décrit ou notre relation à lui ? Il nous est impossible de le savoir. Ce constat est certainement valide à propos de la méthode scientifique, et si la représentation scientifique converge effectivement vers un quelque chose d’universelle, rien ne nous laisse penser que ce quelque-chose est une description complète de tout ce qui existe. Mais au nom de quoi ne serions nous pas capable dans le domaine de la philosophie de sortir, par la pensée, par la spéculation, de cette situation, d’imaginer ce que peut être le monde au delà de la structure régulière, sachant qu’on y accède “de l’intérieur” ? Il semble y avoir une pétition de principe à refuser d’envisager la moindre ontologie, une présomption d’incommensurabilité entre l’entendement humain et le monde sous prétexte d’autoréférence. Or on peut très bien faire le pari inverse : puisqu’apparament nous appartenons au monde, que nous en sommes issus, on peut imaginer que le monde possède en lui les clés de sa propre compréhension et qu’il n’y ait rien à chercher “ailleurs” qui ne nous soit inaccessible.

Ce pari est de la même nature que celui qui nous fais quitter le solipsisme. Personne ne s’imagine être le seul être conscient au monde, bien qu’aucune preuve n’existe du contraire. De même, parions que la structure du monde nous est accessible “de l’intérieur”. Parier le contraire n’est qu’un aveu d’échec. A la suite de Quine, affirmons le, donc : l’auto-référence n’est pas un problème, il faut faire avec, il faut reconstruire notre bateau en pleine mer, il faut naturaliser l’épistémologie...

Conclusion

On peut regretter que l’approche post-moderne, au lieu de se cantonner à une étude neutre de la pratique scientifique indépendamment de la validité des résultats de la science, et au lieu de suspendre son jugement sur ce dernier point, se propose au contraire, à la lumière de son analyse, de relativiser la prétention des sciences à établir un savoir objectif. Si la pratique scientifique n’est pas entièrement décorrélée des aspects sociaux, il est douteux qu’elle leurs soit entièrement assujettis : la réalité sociale n’est pas tout ce qui existe.

On peut voir dans ce mouvement un effet de la séparation entre sciences sociales et sciences dures. Cette séparation semble nourrir d'un côté une ignorance des scientifiques sur les fondements philosophiques de leur pratique, qui vire parfois à la suffisance, à l'arrogance ou au mépris, et de l'autre un ressentiment qui amène à vouloir priver l'adversaire de ce qui fait sa force : l'universalité de la méthode et son efficacité en relation à la nature. Mais cette critique est finalement peu convaincante, faute d'une compréhension suffisamment complète du travail scientifique. La thèse post-moderne est bien, à n'en pas douter, une construction sociale.

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