Nombres réels et probabilités

Nous avons vu dans le billet précédent que l'incertitude et la temporalité inhérente au réel faisait de la logique booléenne un système idéal, propre à la conceptualisation. Il faut donc voir dans la logique un modèle empirique de la réalité. Ainsi les lois logiques seraient non pas "donnée à l'homme par Dieu" comme le croyait Descartes. Elles nous seraient données par notre expérience de la réalité, et plus précisément notre expérience de la pensée en relation au réel. Elles seraient "ce qui marche" dans le cadre de la pensée.

On sait d'ailleurs qu'il est possible d'envisager différents systèmes logiques. De plus une approche bayesienne nous permet de généraliser la logique en y voyant, justement, un cas limite de la théorie des probabilités pour lequel les probabilités ne prendrait que les valeurs 0 et 1, et cette approche peut être fondée sur la base de quelques postulats intuitifs de nature épistémiques. On peut même imaginer une généralisation supplémentaire avec la logique quantique (pour laquelle les postulats d'associativité et de commutativité ne sont plus valides), et ainsi comprendre la théorie quantique comme, en quelque sorte, une théorie causale des probabilités.

Contrairement à la logique qui n'utilise que les valeurs discrètes "vrai" ou "faux", une telle approche utilise l'ensemble des nombres complexes, et les probabilités y sont finalement exprimées par un nombre réel entre 0 et 1. Il convient donc de s'interroger sur le statut des nombres réels.

La mesure

Au fond toute mesure scientifique est fondamentalement discrète. Mesurer une longueur, par exemple, c'est mesurer la coïncidence d'un trait d'une règle et des limites d'un objet. Ainsi une mesure peut s'exprimer par deux nombre entier, l'un pour la précision et l'autre pour la valeur discrète mesurée. Si le nombre réel intervient pourtant en science, c'est comme limite théorique d'un ensemble infini de mesures possibles (en mathématiques, l'ensemble des réels est construit sur la notion de limite infinie). Par exemple la mesure diagonale d'un carré "racine de 2" est un nombre irrationnel qui peut s'exprimer comme limite d'une suite infinie de nombres rationnels exprimant des mesures successives de plus en plus précise qu'on pourrait en faire, par exemple la suite de l'énumération de ses décimales.

Un nombre irrationnel "encode" donc une quantité potentiellement infinie d'information. Certes, on peut connaitre le nombre "racine de 2" comme mesure de la diagonale à partir d'une quantité fini d'information, mais fondamentalement, "connaitre" la racine de 2, c'est savoir construire une telle suite infinie, convergeant vers une certaine limite, sur la base d'une relation qu'on peut exprimer en termes de quantité discrètes. De même de tous les nombres irrationnels "connus" (pi, e, ln(3), ...) : ce qu'ils représentent, ce sont finalement des méthodes de construction de suites infinies dont on sait qu'elles convergent. Le nombre réel n'est en fin de compte qu'un outil permettant d'exprimer ces méthodes de construction et de les traiter comme des objets.

Le postulat ontologique consistant à affirmer que la longueur "réelle" d'un objet, propriété supposée d'une réalité objective, serait un nombre "réel" dont on s'approcherait par des mesures de plus en plus précises, revient donc à affirmer que l'information contenue dans la réalité est infinie et, notre mesure étant finie, qu'il y existe une incertitude fondamentale dans le réel qui ne se laisse pas épuiser (et qui s'exprime notamment dans l'aspect stochastique des systèmes chaotiques).

La quantification

Tout ceci, bien entendu, ne signifie pas qu'il faille se passer des nombres réels en science ou ailleurs, simplement qu'il n'y a aucune nécessité à leur donner une signification ontologique, le nombre réel comme valeur de propriétés de la réalité, et qu'une signification épistémique est tout autant envisageable. On peut en effet envisager que nos mesures, plutôt que de dévoiler une réalité sous-jacente, actualisent des valeurs qui ne leur préexistaient pas.

Un tel postulat peut sembler étrange en physique classique, puisque tout se passe comme si nos objets avaient effectivement des valeurs mesurables à volonté, c'est à dire préexistant à nos mesures. Ce n'est pas le cas en physique quantique de par la contextualité de la mesure. D'après le free will theorem, si nous, expérimentateurs, disposons d'une authentique liberté dans le choix de ce que nous mesurons (liberté qui est un prérequis à l'entreprise scientifique), alors les objets que nous mesurons sont également libres. Il y a donc un authentique renouvellement qu'on ne peut théoriser comme déroulement de données pré-existantes, sauf à nier notre propre liberté et donc nos capacités de théoriser.

Par ailleurs en physique quantique, les mesures possibles sont discrètes et quantifié et non pas continues (sauf peut-être les mesures d'espace et de temps, mais on peut envisager qu'à un niveau plus fondamental, elles soient également discrètes, par exemple avec la théorie quantique à boucle). La continuité est reléguée aux probabilités de mesure, non pas à leurs résultats. Est également introduite du même coup une indétermination dans la mesure : une valeur mesurée possède une certaine précision, et plusieurs mesures "incompatibles" sur le même objet (comme sa position et sa vitesse) ne peuvent avoir une précision infinie simultanément : plus on connaît l'état présent d'un objet, moins on sait comment il va évoluer.

Les probabilités

L'infini en puissance que contient le nombre réel ne concerne donc plus, en physique moderne, les valeurs mesurées et leur précision. Il est relégué aux amplitudes (et aux phases) de probabilités, c'est à dire in fine à la quantité infinie de mesures successives que l'on pourrait faire d'un objet ou d'un système préparé à l'identique sans jamais en épuiser le renouvellement. La physique quantique milite clairement en faveur d'une interprétation épistémique (parce que probabiliste) du nombre réel.

Car le statut du nombre réel est différent en théorie des probabilités. Selon une approche fréquentiste, l'estimation d'une probabilité sera toujours le rapport de deux nombres entiers. On voit alors qu'une probabilité exprimée par un nombre irrationnel correspondra à un nombre infini d’occurrences. De même, dans une approche bayésienne, les opérations sont toutes strictement arithmétiques, et pour peu qu'on choisisse la probabilité initiale rationnelle, les suivantes le seront également. Le nombre irrationnel correspond alors à un nombre infini d'inférences bayésiennes.

Appliqué aux probabilités, le nombre réel n'est donc plus comme dans le cas de la mesure l'outil représentant une quantité potentiellement infinie d'information "déjà là" d'un monde déterminé qu'il faut dévoiler. Il est celui représentant le renouvellement potentiellement infini du monde dans le temps (quel qu'en soit l'origine par ailleurs : renouvellement authentique ou simple déroulement d'une information déjà là, bien que la physique quantique fasse pencher vers la première possibilité).

Encore une fois on voit le rôle que joue la temporalité dans la déconstruction de l'idée d'une "réalité absolue". Non pas le temps mesuré et spatialisé de la physique, mais le temps vécu, le temps de l'épistémologie, intrinsèque à la notion même de probabilité.

Commentaires

Fabien a dit…
Vos questionnements sur l'existence ou non des "nombres réels" ou de manière générale des universaux (comme dans le billet précédent) ainsi que sur l'objectivité de la mesure me font penser à un passage du livre de Cassirer que j'avais déjà mentionné. Je vous le cite afin de - peut-être - renforcer encore davantage votre envie de le lire !

"C'est, de la part de l'empiriste radical, un pur contresens d'affirmer qu'il ne reconnaît pas l'existence de la droite ni de la surface absolument précise et qu'il connaît seulement celle de la droite et de la surface plus ou moins précise [du pur "donné" ou du "monde vécu" pour reprendre vos termes]. Car la distinction entre différents degrés de précision suppose déjà la comparaison avec l'idée exacte dont la fonction fondamentale est ainsi parfaitement confirmée. Or l'"être" de cette idée ne fait qu'un avec cette même fonction et elle n'a pas besoin d'autre appui ou d'autre preuve. Quant aux concepts idéaux des sciences de la nature, ils n'affirment rien, eux non plus, au sujet d'un nouvel empire d'objets absolus et séparés ; ils ne visent qu'à établir les axes logiques indispensables, seuls capables de permettre de s'orienter complètement au sein de la multiplicité des phénomènes. Ils n'outrepassent le donné que pour mieux appréhender les rapports structuraux de ce même donné." (Substance et fonction, Première partie, Ch. 4, II, p.155)
Fabien a dit…
Je pense aussi à un Propos d'Alain qui rentre assez bien, il me semble, dans le sujet :

"Le cercle du géomètre n'est ni vrai ni faux. L'ellipse non plus. Aucun astre ne décrit un cercle, et les anciens ont fini par s'en apercevoir ; mais aucun astre ne décrit une ellipse ; aucun astre ne ferme sa courbe ; et même il ne décrit aucun genre de courbe ; c'est nous qui décrivons la courbe, et qui attendons l'astre sur sa courbe. Référence, ou grille tendue entre l'objet et nous ; nous ne notons que des écarts. Il est vrai qu'en revanche l'écart ne serait rien sans l'idée ; en sorte qu'il faut dire que l'expérience n'est que par les idées et que toute connaissance est d'expérience. Les longues disputes sur l'idée et le fait viennent ici mourir." ("Le bon usage des idées", Propos, 3 septembre 1929)

Je retiens surtout deux phrases : "l'écart ne serait rien sans l'idée ; en sorte qu'il faut dire que l'expérience n'est que par les idées". C'est pourquoi sans aucune "idée" antérieure à l'expérience elle-même, nous ne pourrions même pas décrire l'expérience, ne serait-ce même que pour dire que cette expérience est "peu précise" ou "incertaine". D'où l'expérience vécue ne peut pas tout construire, il faut toujours une certaine part d'a priori, un concept d'exactitude, même si ce concept, bien entendu, ne trouvera jamais une application absolument parfaite en réalité.
Quentin Ruyant a dit…
Ces deux auteurs montrent bien que les universaux existent avant tout dans nos esprits comme outils d'appréhension du réel et non pas dans le monde, ce qui me semble effectivement un aspect important. En tout cas merci pour ces références qui invitent à la lecture...

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