Temporalité des états conscients chez Dennett : une interprétation quantique

Dans "la conscience expliquée" Daniel Denett relate les expériences suivantes : si on montre à un sujet deux points lumineux de couleur différente, légèrement distants l'un de l'autre et s'allumant successivement sur un intervalle de quelques dizaines de millisecondes, le sujet semble voir un seul point se déplaçant et changeant de couleur précisément au milieu des deux points réels. Ce qui est paradoxale dans cette expérience, c'est qu'au moment où le point est censé être, pour le sujet, au milieu de son trajet, le sujet n'a pas encore vu le second point. Or si le second point n'apparait pas, l'illusion du mouvement n'a pas lieu. Le sujet a donc conscience d'un événement qu'il place logiquement dans le temps avant qu'il n'ait pu réellement avoir conscience phénoménale de cet événement.

Daniel Dennett remarque justement qu'il faut distinguer le moment des événements de conscience du moment auquel on les assigne dans la conscience, un peu comme on distingue, quand on reçoit une lettre postale, la date indiquée sur la lettre de la date à laquelle on l'a reçue. Il évoque alors deux thèses concurrentes pour expliquer le paradoxe. Selon l'explication "stalinienne" (en référence aux faux procès staliniens visant à falsifier l'histoire a priori), il y a simplement un retard entre la réception du signal lumineux et l'accès à la conscience, et ce retard permet au cerveau d'interpréter les signaux comme un point fixe ou un point en mouvement. On peut objecter que si on demande au sujet de réagir à la présence d'un point, par exemple en appuyant sur un bouton, il sera plus rapide que l'intervalle impliqué dans l'expérience, ce qui exclue qu'il existe un tel délai de traitement dans ce cas. Le "stalinien" répondra qu'encore une fois, la prise de conscience a lieu après la réaction consistant à appuyer sur le bouton. Selon l'explication "orwelienne" (en référence au roman d'anticipation 1984, où l'histoire est réecrite a posteriori) le sujet a bien conscience d'un point fixe, mais au moment où le deuxième point arrive, la mémoire du sujet est réécrite de manière à ce qu'il ne reste aucune trace de l'expérience du point fixe.

Daniel Dennett affirme que ces deux explications ne peuvent pas être distinguée sur la base de l'expérience, dans la mesure où l'accès que nous avons aux événements conscients ne peut avoir lieu que par l'intermédiaire de la mémoire du sujet. En effet, l'aspect phénoménal de la conscience, fondamentalement privé, ne peut devenir une donnée empirique que par l'intermédiaire d'un compte-rendu du sujet lui même. Daniel Dennett en conclut que ces deux interprétations doivent être considérées comme équivalentes, ce qui n'est possible que si on s'affranchit de l'idée qu'il existe un lieu centralisé, un "théatre cartésien", au sein duquel les événements se déroulent dans un ordre précis. Il ne faut pas croire que les différentes interprétations possibles d'un phénomènes, celle d'un point fixe ou d'un point en mouvement, doivent nécessairement se trouver au même endroit dans le cerveau pour être rendues conscientes. Elles peuvent simplement coexister, mais l'une tendra à disparaitre avec le temps et ne sera plus accessible pour être l'objet d'un compte-rendu, tandis que l'autre se sera généralisée en interaction avec le reste du cerveau, gravée dans la mémoire.

Il me semble que l'analyse est pertinente (bien qu'elle ne fasse qu'éluder la question de la phénoménalité et de l'unité de la conscience, mais c'est une conséquence du parti pris méthodologique de l'auteur). Au fond ce qui transparait, c'est que la question de la phénoménalité n'a pas de sens sur des échelles de temps trop petite, suffisamment petite, au fond, pour qu'un événement conscient ne laisse aucune trace dans la mémoire, si bien qu'on ne peut dire s'il a eu lieu. Or ces aspects font écho à différents aspects de la théorie quantique :

  • le fait de ne pas pouvoir mesurer le moment précis d'un événement conscient rappelle l'incertitude de la mesure en physique quantique. De même le fait qu'il n'existe pas de lieu de la conscience.
  • le fait qu'un état conscient ne puisse exister objectivement que si l'information a fuité dans l'environnement (au point de pouvoir être remémorée), tandis qu'il peut disparaitre s'il n'est pas mesuré, rappel le processus de décohérence. Quand une information sur un système "fuite" dans l'environnement, il n'est plus possible d'observer l'existence d'états superposés.

On peut donc envisager une interprétation quantique de cette expérience, qui fait honneur à celle de Dennett, tout en rendant justice à l'unité vécue de la conscience. Il s'agirait d'imaginer que les différentes interprétations concurrentes forment une superposition d'états. Le fait d'opter pour une version stalinienne ou orwellienne revient alors à se demander quand a lieu la réduction de la fonction d'onde, ou encore et si les états superposés existent vraiment avant la mesure, et, comme Daniel Dennett l'observe, cette question n'a pas de réponse empirique. Cependant, le fait que les états soient superposés rend compte de leur unité au sein d'un même "système" intriqué, qui serait l'état conscient.

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