Le concept d'identité et le rôle de la métaphysique

Les métaphysiciens débattent de différentes questions d'identité. On peut concevoir l'identité comme une relation que toute chose entretient à elle-même, et à elle-même uniquement. Mais tout ça ne va pas sans poser certains problèmes relatifs au changement et à la composition, que la légende du bateau de Thésée permet d'illustrer : à partir de quel moment un bateau dont on remplace successivement les planches n'est plus le même ? Si l'on fixe un seuil arbitraire, alors on perd la transitivité de l'identité, ce qui pose problème. Si l'on considère que le bateau reste le même pour peu qu'il y ait une continuité suffisante, que dire d'un bateau qu'on reconstruirait avec les planches de l'ancien, à l'identique ? Le bateau de Thésée s'est-il dédoublé ? Après tout si je sépare les parties d'une montre pour la réparer et la reconstruire ensuite, je serai tenté de dire que c'est bien la même montre : n'est-ce pas la même chose pour ce bateau reconstruit ?

Un autre problème lié à la composition est celui de définir ce qui appartient ou non à une chose : par exemple la question de savoir quels poils appartiennent ou non à un chat. De la même façon le fait de considérer que l'identité serait plus ou moins vague peut poser des difficultés. On peut aussi se demander si un objet doit être identifié à la somme de ses parties : est-ce qu'une statue de bronze est identique au morceau de bronze dont elle est constituée ? Mais la statue peut cesser d'exister quand le morceau de bronze persiste. Doit-on alors accepter que plusieurs objets différents se situent exactement au même endroit et sont composés de la même matière ?

Un autre problème est lié à la persistance dans le temps : doit-on considérer, comme le veut le sens commun, qu'un objet est intégralement présent en chaque instant et voit ses qualités se modifier, ou bien plutôt qu'on ne voit en chaque instant qu'une partie temporelle de l'objet complet, qui est quadri-dimensionnel ? Ceci permet d'éviter d'assigner des propriétés contradictoires à un objet : ses propriétés doivent être assignées aux parties temporelles de l'objet complet. Mais l'objet ne pourrait-il pas avoir plusieurs évolutions futures différentes, sans qu'on pense qu'il s'agit d'un objet différent ?

Toutes ces questions sont liées à des problèmes modaux, à la notion de nécessité et de possibilité. On pourrait vouloir asseoir la nécessité sur des propriétés essentielles, l'essence des objets qu'on identifie. Mais ce qui permet réellement d'identifier un objet en le différenciant des autres, sa position spatiale par exemple, n'est-il pas généralement accidentel plutôt qu'essentiel ? Et ce qui est essentiel (comme pour un chat le fait d'être un chat) n'est-il pas généralement partagé par d'autres objets ? On peut alors se demander si la relation d'identité elle-même est nécessaire : un objet aurait-il pu ne pas être le même objet ?

La solution la plus convaincantes serait peut-être de s'appuyer sur la nécessité de l'origine et de la constitution, proposées par Kripke : il s'agit alors effectivement d'une caractéristique essentielle et unique d'un objet que d'avoir telle origine (constitutive et historique), et il faudrait ramener les notions de nécessité et de possibilité aux différentes histoires temporelles possibles plutôt qu'à ce qui est concevable en général.

S'agit-il de faux problèmes ?

Une des caractéristiques de toutes ces questions, c'est qu'elles n'ont aucune importance. Au fond peu importe la manière dont l'identité est conçue : les situations envisagées, celles du bateau de Thésée ou de la statue en bronze, ne semblent poser, fondamentalement, aucun problème matériel. Il est tout a fait possible, et facile, de décrire ces phénomènes. Pourquoi alors se poser toutes ces questions ?

Il semble y avoir d'abord une volonté de sauver le sens commun. Cependant à considérer que la science est une sophistication du sens commun, ne devrait-on pas se contenter de descriptions scientifiques, qui possèdent un meilleur pouvoir explicatif, et reléguer le sens commun à un choix de langage descriptif qui sert finalement un but essentiellement pratique ?

En effet la plupart des objets que nous identifions le sont par leur fonction, et à ce titre, on peut se demander si ces objets existerait en dehors d'une intention, d'une visée de notre part. Imaginons que des amis souhaitent pique niquer dans la forêt. Ils choisissent une simple pierre comme table. Les convives auront loisir de faire référence à "la table" pour se faire comprendre, et pourtant cette "table" cessera d'exister pour les visiteurs suivant, ceux qui ne font que se promener, et qui n'y verrons peut-être qu'un morceau de la croûte terrestre.

De la même façon la plupart des objets du quotidien sont identifiés pour des visées pratiques, en rapport avec nos intentions. Ils existent dans la sphère sociale plutôt que dans le monde indépendamment des hommes.

Il n'y a pas lieu, donc, de croire que des objets existent au delà de nos intentions, et finalement on peut ramener la notion même d'identité à un concept pratique, et ramener les différents problèmes qui occupent les métaphysiciens au sujet de l'identité à des problèmes strictement linguistiques : que faire du concept d'identité, comment l'utiliser le plus efficacement suivant les contextes ? A ce titre, il est tout a fait légitime de vouloir "sauver le sens commun". Il l'est beaucoup moins d'y voir des implications métaphysiques profondes.

L'identité des objets scientifiques

Reste un problème cependant qui concerne les objets de la science.

Quand il s'agit de décrire le monde tel qu'il est, indépendamment de nos intentions ou de nos visées, on peut en effet penser que le mieux est encore de se fier à nos descriptions scientifiques de la réalité, en ce qu'elles visent, justement, l'objectivité. Mais la science ne fait-elle pas usage de l'identité ? Pourrait-elle même se passer du concept et toujours parvenir à décrire le monde ?

Peut-être donc que la meilleure façon de rendre robuste le concept d'identité, la meilleure façon de répondre aux différents problèmes qu'il pose vis-à-vis du changement et de la composition, c'est de recourir à la façon dont il est utilisé en sciences. Peut-être alors parviendra-t-on à dégager une notion d'identité naturelle, métaphysique plutôt que linguistique.

C'est ici cependant que les ennuis commencent. D'abord si l'on prend les sciences spéciales (la biologie, la psychologie) : celles-ci rencontrent à peu près les mêmes problèmes vis-à-vis des objets postulés : un organisme vivant ne semble pas avoir de limites précises (les bactéries intestinales sont-elles étrangères ou font-elles partie de notre organisme ?), il peut se diviser en deux organismes identiques (par exemple, après la conception, des vrais jumeaux), les cellules qui le constituent peuvent être remplacées intégralement...

Ce qui, dans le cadre de la biologie, semble être essentiel aux objets, ce qui nous permet de les identifier, ce sont leurs fonctions plutôt que ce dont ils sont constitués. Mais on se ramène alors à une forme de relativité qui rappelle celle des objets de la vie courante : la fonction d'un objet biologique dépend de l'environnement dans lequel cet objet est intégré. C'est dans le cadre d'un tel environnement qui spécifie des fonctions que parler d'identité fait sens et possède un pouvoir explicatif.

Mais alors le concept d'identité n’apparaît pas spécialement robuste. Il sert encore une fois un but pratique et est relatif à un contexte d'interprétation, mais on est sans doute prêt à revoir nos identifications de manière assez libérale (tel gène n'en est plus un parce qu'il ne code plus pour une protéine dans ce nouveau contexte cellulaire). On peut bien sûr défendre que le découpage fonctionnel opéré par la biologie "découpe la nature aux joints", même s'il est relatif au contexte, pour peu que celui-ci soit relativement stable. La question de l'identité se ramène en tout les cas à la question de la réduction des sciences spéciales à la physique : les entités théoriques des sciences spéciales se réduisent-elles à des entités physiques ? Sont-elles éliminables ? L'identité des objets est aussi robuste que les entités de la biologie le sont. Mais il est possible, finalement, que la seule identité robuste soit à chercher en physique.

L'identité en physique

En effet quoi de plus naturel que d'essayer de fonder la notion éminemment métaphysique d'identité sur la physique, puisque c'est la discipline la plus fondamentale, celle dont l'application est la plus universelle ?

Seulement voilà, justement : l'identité n'existe pas vraiment en physique. Il est plus commode de concevoir que les particules correspondent à des degrés d'excitation d'un champs qu'à de véritables objets : un peu comme les euros d'un compte en banque électronique ne sont pas de réels objets à part entière. Il n'y a pas de sens à demander si les dix euros que je retire au distributeur ont été gagnés ce mois-ci, le précédent, ou s'ils proviennent de mes intérêts. De la même façon il n'y a généralement pas lieu de se demander de deux électrons lequel a été observé.

Que dire alors d'atomes ou de molécules ? Il semble bien que ces structures peuvent être identifiées comme de véritables objets, qu'ils acquièrent une stabilité. Mais c'est à leur environnement (à la décohérence) qu'on doit cette stabilité relative de l'objet. Ce qui peut fonder des objets en physique ou en chimie, c'est une certaine continuité causale (on retrouve ici le rapport aux modalités : cette continuité causale s'appréhende par les lois scientifiques qui agissent comme des contraintes nomologiques sur les possibles. C'est donc peut-être la proposition de Kripke, d'assimiler les possibles aux branchements temporels possibles qui est le plus proche de ce qu'on pourrait tirer de la physique). Cependant cette continuité causale est contextuelle, elle émerge des interactions entre un système et l'environnement. Ce sont ces interactions qui "découpent" le système.

Il me semble qu'on peut en tirer la conclusion suivante : certes, les objets n'acquièrent leur identité non pas de manière absolue, mais seulement relativement à un environnement. Pour autant cette relativité n'en est pas moins "réelle" puisqu'on la retrouve jusqu'au niveau le plus fondamental de la réalité : à moins d'être radicalement idéaliste, on aurait donc tort de croire que les contextes qui fournissent une interprétation fonctionnelle aux éléments de la réalité n'existent "que dans nos têtes" vis-à-vis d'une réalité matérielle primitive qui seule existerait "vraiment", puisque cette dernière aussi est contextuelle.

Si donc il faut donner sens à la notion d'identité, il faut la voir comme émergeant au sein d'un environnement qui constitue également un contexte d'interprétation. Si plusieurs objets ne peuvent généralement coexister au même endroit c'est essentiellement dans la mesure où plusieurs contextes peuvent s'avérer mutuellement exclusifs : je peux voir un morceau de bronze, ou une statue, comme je peux voir un lapin ou un canard dans une image ambiguë suivant mon intention. Les propriétés modales de ces deux objets sont naturellement différentes puisque ces deux contextes interprétatifs peuvent donner lieu à des actions mutuellement incompatibles (je peux déformer le bronze au point que ce ne soit plus une statue).

Ces contextes d'interprétation existent donc à titre de potentialités plutôt qu'ils ne sont actuels, et on voit encore que l'identité entretient un rapport tout particulier aux modalités.

Le rôle de la métaphysique

Les empiristes logiques entendaient interpréter les querelles métaphysiques comme des questions relevant du langage uniquement : il s'agit d'analyser nos concepts. Ainsi les questions de nécessités se ramènent à des questions de signification. L'empirisme logique a connu de nombreuses difficultés qui ont amené un certain renouveau de la métaphysique. Pour autant il me semble y avoir du juste dans cette idée que ce type de questions parle peut-être plus du langage lui-même que de la réalité, de notre manière d'appréhender le monde que du monde lui-même (étant entendu que la meilleure manière d'appréhender le monde est certainement fonction du monde, et ne relève donc pas d'un choix purement arbitraire).

Ce n'est finalement que dans l'application de nos concepts aux sciences qu'il est possible de dégager "ce qui fonctionne le mieux", d'élucider nos concepts. Les querelles métaphysiques devraient donc plutôt se résoudre en étudiant soigneusement les implications de nos théories scientifiques.

Les difficultés de l'empirisme logique sont liées à l'idée qu'on pourrait clairement distinguer ce qui relève de l'expérience et du langage, et donc que la métaphysique spéculative serait illégitime, parce que sans lien à l'expérience. Il se trouve qu'il n'y a pas réellement d'expérience sans présupposés métaphysiques. Il serait idiot, cependant, d'en tirer pour conséquence qu'il est de nouveau légitime de faire de la métaphysique sans se préoccuper le moins du monde du rapport au monde : l'idée qu'une telle métaphysique serait dénuée de signification n'est pas ce qui a finalement causé les difficultés de l'empirisme logique. Elle reste entièrement valide. Le fait qu'il n'y ait d'expérience sans métaphysique montre au contraire que la métaphysique n'est pas sans lien à l'expérience, à la science.

C'est donc exactement la leçon inverse qu'il faut tirer de l'échec de l'empirisme logique : non pas revenir à une métaphysique "en fauteuil", mais au contraire asseoir la métaphysique sur les sciences, tout comme les sciences sont assises sur l'expérience. Il n'est pas plus possible de faire de la science sans métaphysique que de faire de la métaphysique sans la science.

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